dimanche 29 janvier 2023

La Clairon (1723-1803)


29 janvier 1803 - Mort de La Clairon


Elle venait de fêter ses 80 ans… mais après des mois de souffrance, Claire Josèphe Hippolyte Léris de La Tude dite Mademoiselle Clairon meurt, rue de Lille à Paris.

Ca s'est passé il y a deux cent vingt ans.
Mademoiselle Clairon (1723-1803)
" ... C'est en observant de sa fenêtre la célèbre Mademoiselle Dangeville, que la jeune Claire Josèphe Hippolyte Léris de La Tude, dite Mademoiselle Clairon, se sent une vocation impérieuse pour le théâtre... "

Edmond de Goncourt a brossé d’elle un portrait ni toujours flatteur ni dénué de partis pris. L’icône de la tragédie française a peu à peu disparue des mémoires mais laisse un nom insolite et mutin. Un nom, sur une plaque presque effacée du 4 de la rue Clairon, à Condé-sur-Escaut. Un nom qui pique la curiosité. Qui est donc cette célèbre actrice oubliée au nom si pittoresque et bruyant ? Un nom qu’elle s’est choisi elle-même… Et qui donna naissance, sous la plume de Voltaire, au mot de "claironnade" !

Grande tragédienne du XVIIIe siècle elle fut autant adulée par les plus grands, comme Voltaire et Diderot … que détestée par ses pairs qu’elle malmenait plutôt. Elle a eu des haines plus fidèles que ses amours, et des amitiés plus solides qu’on ne croit. Quant à sa vie intime, on dit qu’elle aima, beaucoup, beaucoup, beaucoup les hommes… Et, quelques femmes aussi.

De Condé-sur-Escaut à la Comédie Française

Née le 25 janvier 1723 à Saint-Waasnon de Condé, qui deviendra Condé-sur-Escaut en 1886, elle est la fille illégitime d’une ouvrière couturière Marie-Claire Scanapiecq et de François Joseph Léris ou Lerys, militaire, sergent de la mestre de camp de Mailly, dont elle garde le nom.
Monument d'Henri Gauquié à sa mémoire,
place Saint-Amé à Condé-sur-Escaut.
Ses premières heures sont rocambolesques. Car, selon ses mémoires, ce 25 janvier, le carnaval bat son plein dans la petite ville de Condé. Tout le monde est déguisé y compris Monsieur le curé. Née prématurée à sept mois, elle semble trop faible pour pouvoir vivre longtemps. C’est en tenue d’Arlequin que le prêtre la baptise en urgence assisté de son vicaire affublé en Gille… Le tableau est cocasse… Mais probablement faux.

Elle n’aura de cesse toute sa vie de se montrer avant tout comme une victime. Une victime de sa condition sociale, de sa mère qu’elle dépeint comme "Une femme violente, ignorante et superstitieuse " qui la forcera presque à se marier un pistolet à la main. Victime des hommes… Et des femmes… De la maladie, de l’ingratitude… Ses mémoires(*) et ses lettres sont un long plaidoyer pour justifier son tempérament emporté, jaloux, vindicatif et très intéressé par les choses matérielles.

Elle nous dépeint une enfance malheureuse auprès d’une mère qui ne lui témoigne ni douceur, ni amour. Elle naît dans un milieu très modeste où les enfants commencent à travailler tôt. Sa vie est tracée : Elle fera des travaux de couture, comme sa mère. Mais la petite Claire se rebelle et refuse.

Elle a onze ans quand sa mère déménage pour Valenciennes puis Paris et l’emmène avec elle mais en la laissant seule à longueur de journée. La fenêtre de sa chambre donne sur les appartements d’une certaine Dangeville, qui débute, à 15 ans, une carrière d’actrice. Claire-Joseph est subjuguée par cette jeune fille à qui l’on donne des cours de maintien et de danse. Elle l’observe et refait chaque geste à l’identique, singeant bientôt les gracieux mouvements, se mettant en scène dans des situations imaginaires.

Un jour, sa mère, réticente, l’emmène à une représentation de la Comédie Française, elle est incapable de prononcer une seule parole de toute la soirée puis s'occupe, la nuit entière à retrouver et dire tout haut ce qu'elle avait entendu déclamer sur les planches. C’est une révélation. Désormais, elle sait ce qu’elle veut être : comédienne à son tour. Sa mère s’y oppose violemment, la laissant presque sans nourriture pendant plus de 2 mois. La jeune fille ne plie pas et finit par avoir gain de cause.

Le 8 janvier 1736, La jeune Claire débute, à l'âge de 13 ans, à la Comédie Italienne où son application, son ardeur, sa mémoire enfin, confondaient ses instituteurs. Elle s'en va exercer ses talents à Rouen, où elle se voit invitée aux soupers de femmes distinguées et autres notables. Elle se fait aussi connaître pour sa vie amoureuse tumultueuse et "son existence galante", au point qu'un cruel petit livre est écrit contre elle. Elle y est affublée du surnom évocateur de Frétillon.

La comédienne se retrouve à Paris dans une situation précaire pendant quelques mois. A l'aide de protecteurs, elle finit par retrouver le chemin de la scène et entre à l'Opéra où elle débute en 1743, à l'âge de 20 ans. Elle rencontre le succès et entend désormais qu'on l'appelle Clairon : "quiconque m'appellera encore Frétillon, peut compter que je lui foute le meilleur soufflet qu'elle ait peut être encore reçu de sa vie !". Elle vit alors dans la plus haute société d'hommes de Paris, où "la foule de ses illustres amants fut si grande que, malgré l'appétit de la belle, elle fut embarrassée de choisir". Sacré tempérament décidément.

Une actrice de caractère

Edmond de Goncourt insinue fortement que la réussite fulgurante de l’actrice tient beaucoup aux amitiés intimes et masculines qu’elle a nouées dans les villes de garnisons où elle jouait. Les officiers sont issus des plus grandes familles de la noblesse française : le prince de Soubise, le duc de Luxembourg, le marquis de Bissy…Une chose est certaine, la jeune Clairon a compris dès sa jeunesse, et sans doute grâce à sa mère, que les hommes sont des "marchepieds" utiles dont il faut apprendre à se servir. Sans grandir vraiment dans la misère, chaque sou est compté. Chaque sou doit se gagner à la sueur de son front…. De cette précarité sociale, elle gardera toute sa vie le souci d’amasser des cadeaux, de chercher des rentes, de monnayer sa présence, de réclamer à ses anciens amants, qui des chandeliers d’argent, qui une boîte en écaille, un portrait … Qu’elle revendra en fonction de ses besoins d’argent. Aux jeunes acteurs qu’elle prendra sous son aile, à la fin de sa vie, elle conseillera explicitement d’ "amasser" pendant que la jeunesse et la gloire le permettent.
Buste en marbre de Melle Clairon, par Jean-Baptiste Lemoyne de 1761,
Paris, Comédie-Française
Elle n’est pas la seule à le faire. Les artistes qui n’ont pas de fortune personnelle courent le cachet, le billet, les rentes, les bons mariages, officiels ou non. Ils acceptent les cadeaux, les largesses pour assurer le quotidien, pour avoir un costume et monter sur scène. Comme beaucoup d’artistes, d’écrivains, de musiciens, de peintres… La Clairon doit monnayer au mieux ses talents, sa jeunesse, sa renommée. Les méchantes langues ont largement relayé les rapports de police mentionnant volontiers que l’organe vocal de la Clairon n’était pas réservé qu’à la scène… Mais que dans l’intimité, elle ne s’en privait pas non plus.

Plus on la découvre, plus on s’attache à cette force inouïe qu’elle a eu de lutter et d’apprendre : Apprendre et toujours apprendre pour s’élever au-dessus de sa condition, pour devenir actrice, pour évoluer dans cet univers mondain qui n’est pas le sien. Apprendre à lire et à écrire. Apprendre à parler, s’habiller, marcher. Apprendre à évoluer sur scène, à danser, à poser sa voix, à avoir du talent. Car elle a appris avoir du talent. Rien n’est inné chez elle sinon cette faculté d’observer, de reproduire, de s’adapter, de plaire.

Aussi habile à lier des amitiés que douée pour se faire des ennemis, Mademoiselle Clairon va occuper la scène pendant plus de 22 ans. Au bout de ce terme, le refus qu’elle fit, ainsi que tous ses camarades, de jouer dans le Siège de Calais avec un acteur nommé Dubois, auquel on reprochait une bassesse, la conduisit au Fort-l’Evesque, et l’exila du théâtre ; car elle ne voulut jamais y rentrer par une voie humiliante.
Mademoiselle Clairon - Portrait en Medee
par Charles André van Loo (1760) Nouveau Palais Postdam Allemagne
Mais sa santé fragile la rattrape. En 1765, malade, elle va à Genève pour consulter le docteur Tronchin qui la menace de mort si elle remontait sur la scène. De Genève, elle se rend à Ferney voir Voltaire sur son invitation : "Il n'y a, Mademoiselle, que le plaisir de vous voir et de vous entendre qui puisse me ranimer, vous serez ma fontaine de Jouvence". Après deux représentations, Voltaire écrit : "J'ai vu la perfection en un genre, pour la première fois de ma vie". Il sait flatter l’actrice. Il l’encense en même temps qu’il s’agace des conseils et des changements qu’elle lui suggère dans ses pièces. Excusez du peu !

Quand le rideau tombe …

En 1766, alors qu'elle est de retour à Paris et attendue pour reprendre un rôle, elle déclare prendre se retraite, décision qu'elle mûrissait depuis quelques mois déjà, elle a 43 ans. Elle quitte alors la rue Visconti pour s'établir rue Vivienne, puis rue du Bac à partir de 1768.
Marie-Françoise Marchand dite Mademoiselle Dumesnil,
rivale de Mademoiselle Clairon
Elle n'est pas vraiment regrettée par ses compagnons de la Comédie-Française, la comédienne ayant toujours suscité embarras, difficultés, froissements d'amour-propre, en raison de ses exigences et de son despotisme. Par contre, pour la Clairon, c'est la mort de n'avoir plus tous les soirs, les bravos du public et finit même par regretter d'avoir quitté le théâtre. Elle joue encore sur quelques scènes privées ou devant le roi, mais le public commence à lui reprocher sa lenteur, son air avachi et ses habits mal choisis.

L'actrice crée alors une école de jeunes élèves, qu'elle se complaisait à former pour le théâtre. Elle s'entiche tour à tour de jeunes hommes qui deviennent ses protégés et qu'elle conseille et lance dans la profession avec une sollicitude toute maternelle et parfois ambiguë. Elle poursuit une vie sagement passionnée, gérant la fin de sa relation avec le comte de Valbelle, se débrouillant pour conserver un train de vie digne de son rang.

En 1772, grand changement dans sa vie, elle devient la maîtresse du jeune prince allemand Margrave d’Anspach, neveu du grand Frédéric. Pendant 17 ans, elle va se partager entre la France et l’Allemagne. Elle se pique de jouer auprès de son amant un rôle de conseil, de ministre occulte. Elle s’étonne même que l’épouse officielle du Prince ne l’aime pas, elle qui encourage pourtant son mari à poursuivre ses devoirs conjugaux. Étonnante Clairon. Si la 1ère année semble idyllique, les années suivantes sont teintées de désillusion et d’ennui. Elle avoue ne rester que pour la – petite – rente qu’on lui verse. Pourtant son train de vie finit par faire grincer les dents… Sa liaison prend fin au bout de 17 ans. Le prince, qui a toujours été volage, a une nouvelle favorite, lady Graven, une jeune Anglaise, qu’il finira par épouser. C’est l’heure du bilan pour l’actrice. Elle se dit ruinée par le comte de Valbelle, son amant pendant 19 ans, et laissée sans ressources par le Prince. Dans ces lettres, elle se plaint d’être une nouvelle fois abandonnée, trahie…Et vieille : Elle a désormais 63 ans.

Une vie en "claire obscure"

De retour à Paris, elle s'attelle à la rédaction de ses mémoires, qui comportent notamment la référence à son installation au 21 rue Visconti, maison, écrit-elle, "habitée par Racine". L'erreur, probablement insinuée par l'"agent immobilier" de l'époque pour valoriser le bien à louer, a été répercutée sans vérification jusqu'au début du XXe siècle. Aujourd’hui on attribue le lieu de décès de l’auteur de Phèdre au 24 rue Visconti (anciennement rue du Marais).
Mademoiselle Clairon. Estampe de Jean-François Janinet (1752-1814)
Septembre 1786, elle s’installe, dans la très sélecte campagne d’Issy (Issy-les-Moulineaux). Elle écrit, dans ses mémoires, sans pudeur qu’elle est malade, seule, sans le sou, à peine a-t-elle un toit au-dessus de la tête… Mais est-ce encore une fois la réalité ? Claire aime la lumière mais pas toute la lumière. Elle a laissé soigneusement dans l’ombre beaucoup d’aspects de sa vie : Celle de la jeune fille avant d’être actrice… Celle de jeune actrice avant d’être une icône… Celle de l’amante avant d’être favorite… Celle des amours interdites qu’elle a seulement esquissé au fil de ses lettres. Car, quand elle revient en France, elle ne vit pas seule. Elle partage sa – très belle – maison avec une gouvernante dont on peut penser qu’elle est en réalité sa maîtresse. Et ce n’est pas la seule qu’on lui connaisse. Passe encore de se rendre en prison sur les genoux d’une Intendante faute de place, soi-disant, dans la voiture… Passe encore d’être séparée d’une mystérieuse inconnue que sa famille veut éloigner de l’ancienne actrice … Mais les autres ? Pure médisance ?

Mademoiselle Clairon a soixante ans passés mais elle aime encore, elle est aimée, et elle souffre quand survient la séparation avec sa gouvernante. Elle, si volubile sur ces amours masculines, restera toujours d’une extrême discrétion et d’une tendre ambiguïté sur ses "amies si chères à son cœur". Ses amours féminines n’ont-elles été que de petits badinages libertins ou une part plus intime et secrète de l’actrice ? S’est-elle servie des femmes comme des hommes, a-t-elle entretenue de longues liaisons avec des messieurs, souvent absents, pour donner le change, a-t-elle tout simplement aimé en toute liberté ? Ce n’est pas la véracité des faits qui est intéressante mais ce qu’ils nous disent de la société dans laquelle elle vit. Les mœurs du XVIIIe siècle sont codées. Le libertinage n’est toléré que si les apparences sont sauves. La favorite est puissante mais dans l’étiquette, c’est la reine qui est au côté du roi. Les messieurs ont des maîtresses qui s’accrochent à leurs bras mais ils sont mariés. Les épouses ont de jeunes admirateurs pour les divertir, mais tiennent leur rôle de mère et maîtresse de maison… Les amours particulières font l’objet de rapports de police mais doivent rester dans le champ privé de l’alcôve. Dans ce jeu de masques et de convenances, la jeune Claire a dû apprendre très tôt qu’on joue autant dans la vie qu’à la scène… Et que la sincérité n’est affaire que de point de vue. Il faut donner à voir et à entendre ce que la société veut voir et entendre… Et pour cela un clairon est un instrument d’une remarquable efficacité!

Les dernières années

Depuis son retour d’Allemagne, elle se plaint de tout. Qu’elle est ruinée, qu’elle a à peine de quoi vivre, que la maladie la cloue chez elle…Pourtant, trois ans avant sa mort, elle rédige un testament qui laisse des biens. Elle a une magnifique propriété, des objets de valeurs, des liquidités, des pieds à terre… Elle n’est pas donc pas dans l’indigence comme elle se plait à l’écrire. Elle a certes raccourci son nom, qu’elle avait rallongé, Claire-Joseph-Hippolyte Léris Clairon de la Tude, devient plus modestement la citoyenne Latude… mais elle traverse la révolution sans dommage apparent. Les temps sont difficiles et les têtes tombent comme celle de sa voisine, la princesse de Chimay, guillotinée, et son château confisqué.

Elle ne quittera pourtant " Issy-l’Union"(**) que peu de temps avant sa mort.

Clin d’œil de la vie à sa région natale, elle s’installe alors rue de Lille à Paris, avec Marie-Pauline Ménard, veuve de La Riandrie, présentée comme sa fille adoptive et chez qui, après des mois de souffrances, elle meurt le 29 janvier 1803 (le 11 pluviôse an XI au calendrier républicain).

Officiellement Mademoiselle Clairon n’a jamais eu d’enfant.

Elle venait de fêter ses 80 ans… Ironie du sort, son indéfectible rivale, Mademoiselle Dumesnil, 90 ans, ne lui survivra que de quelques jours.

Inhumée en 1803 au cimetière de Saint-Sulpice de Vaugirard à Paris, ces cendres furent transférées au cimetière du Père-Lachaise le 29 août 1837, dans la 20e division. La concession à perpétuité est entretenue gratuitement par la ville de Paris. Le monument est orné d’un médaillon en marbre de Louis Noël, ni signé ni daté. On peut lire gravé sur la pierre :

"Ici repose le corps, de Claire Josèphe Hippolyte, LERIS CLAIRON de LATUDE, née à St Waasnon de Condé, (Dept du Nord), le 25 janvier 1723, décédée le 9 pluviose an XI, (29 janvier 1803). Elle traça avec autant, de vérité que de modestie, les règles de l’art dramatique, dont elle sera à jamais le modèle."
La tombe de Mademoiselle Clairon
au Père-Lachaise à Paris


Sources : "Les actrices du XVIIIe siècle : Mademoiselle Clairon" d’Edmond de Goncourt (1889), et l’article d’Isabelle Duvivier sur le site internet Nord-Découverte.

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* Ses mémoires sont publiées en 1798 et sont jugées peu sincères, pleines de forfanteries et de rancœur, à la confession toujours apprêtée, et ne laissant rien soupçonner de la "Frétillon". Elles n'ont eu qu'un médiocre succès de librairie.

** Nom de la ville de 1793 à ?, aujourd’hui : Issy-les-Moulineaux dans les Hauts-de-Seine.
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