29-30 décembre 1916 - Meurtre au Palais Ioussoupov, à Petrograd
Selon le calendrier grégorien, c'est dans la nuit du 29 au 30 décembre 1916, à Petrograd (Saint-Pétersbourg) que meurt Gregori Iefimovitch (44 ans), plus connu sous le nom de Raspoutine ("le débauché" en russe).
Il a été guérisseur, bête de sexe, gourou, conseiller occulte. Puis il a été assassiné.
Grégori Iefimovitch dit Raspoutine vers 1916. |
" ...Cela se passe le vendredi 29 décembre (16 décembre dans le calendrier russe) 1916, vers dix heures du soir, dans le joli petit hôtel du prince Youssoupov. Cinq hommes et une femme sont réunis dans le salon du premier étage. Il y a là le maître de la maison, prince Youssoupov, le grand-duc Dimitri Pavlovitch, le député d'extrême droite Pourichkevitch, le frère du chevalier-garde Sergueï Soukhotine et la célèbre danseuse C…, maîtresse de l'un de ces personnages, arrivée le matin même de Moscou.
- Crois-tu qu'Il viendra? demande le grand-duc Dimitri au prince Youssoupov.
- J'en suis à peu près certain. J'ai promis à l'infâme de lui faire passer une nuit d'orgie incomparable; il n'est pas homme à résister à cela.
- Tant, mieux! s'exclame le député Pourichkevitch. Pour l'honneur de notre Tsar et pour l'avenir de notre sainte Russie, il faut que ce misérable disparaisse.
- Si nous n'y mettions bon ordre, il nous jetterait bientôt dans les bras de l'Allemagne ou nous ferait tous exiler, l'Impératrice ne voit que par ses yeux, et le petit père le Tsar a si peu de volonté…
L'hôtel du prince Youssoupov, entouré d'un grand jardin, s'étend de la Moskaïa à l'Offitzerskaïa. C'est dans la Moskaïa que donne l'entrée principale, mais il y a, sur l'Offitzerskaïa, un portail de sortie, plus particulièrement réservé aux visites secrètes et aux domestiques à côté d'un petit pavillon où la famille Youssoupov fait vendre le vin célèbre de ses grands vignobles de Crimée. C'est par ce dernier chemin que Raspoutine doit arriver. Il a insisté en effet pour que sa visite à Youssoupov passât inaperçue. Il se sait surveillé, en butte à toutes les critiques, héros des histoires les plus scandaleuses, et il ne veut pas prêter une fois de plus le flanc à la malignité de ses ennemis.
Le Prince Youssoupov et son épouse en 1921. |
Onze heures du soir. Raspoutine est en retard. Les conjurés s'inquiètent. Dans le salon où ils se trouvent, l'obscurité est complète. Il ne faut pas, en effet, que le moine ait le moindre soupçon. S'il apercevait de la lumière à travers les rideaux des grandes fenêtres du premier, il se refuserait certainement à pénétrer dans l'hôtel, car c'est Youssoupov seul "et une dame qui ne doit arriver qu'à minuit" que Raspoutine doit venir voir dans le plus profond mystère.
Onze heures vingt! Devant la porte de l'Offitzerskaïa, une automobile s'est arrêtée. Un homme en descend, vêtu d'une grande pelisse de renard bleu. Il sonne. Précipitamment, le prince Youssoupov descend ouvrir, car tout le domestique a reçu congé ce soir.
- Entre et n'aie pas peur. Nous sommes seuls…
Dans le vestibule, de l'hôtel, Raspoutine quitte ses galoches. (Il faut noter que nous sommes en plein mois de décembre et qu'une neige épaisse couvre le sol).
- Où me conduis-tu? demande-t-il à son hôte.
- Nous irons dans la salle à manger. C'est encore là où nous aurons le plus de chance d'être tranquille, répond le prince Youssoupov. Et puis, j'ai fait préparer quelques bonnes bouteilles de chez nous qui nous aideront à attendre la princesse.
Pour accéder à la salle à manger qui se trouve au rez-de-chaussée, il faut descendre trois marches. Sur la table, deux bouteilles de vin rouge. L'une, décantée, renferme une forte dose de cyanure de potassium; la même aimable composition est entrée dans la confection des gâteaux secs, dorés et appétissants, que contient un plat d'argent. Le poison semble infaillible: il a été essayé, en effet, il y a deux heures à peine, sur le magnifique chien-loup de Pourichkevitch; la pauvre bête est tombée foudroyée et son cadavre est encore dans le jardin au pied d'un arbre.
- Veux tu boire, beau moine? invite le prince Youssoupov dans un sourire, en tendant la bouteille décantée.
Raspoutine a une courte hésitation, puis, négligemment:
- Non merci, répond-il, je n'ai vraiment pas soif.
Les deux hommes se mettent à parler spiritisme, car c'est la marotte de Raspoutine que de se faire passer pour un homme surnaturel qui entretient avec les esprits commerce quotidien. Cependant, à force de converser, c'est Youssoupov qui commence à avoir soif. Il se saisit de l'une des bouteilles, l'inoffensive s'entend, se verse une rasade et, d'un trait, vide son verre.
- Donne m'en tout de même un peu! dit alors Raspoutine.
La conversation reprend. Le moine, qui a pris goût au vin, ne tarde pas à finir la bouteille. Entre temps, distraitement, il a goûté aux gâteaux secs et, les trouvant sans doute excellents, fait largement honneur à la pâtisserie Youssoupov. Mais il faut boire, avec les gâteaux secs. Dans le feu de l'entretien, Raspoutine oublie toute prudence et c'est lui-même qui, d'un geste décidé, prend la bouteille empoisonnée et se sert.
Raspoutine continue à manger sans que le cyanure paraisse l'incommoder le-moins du monde!
En face de lui, son hôte, pâle, haletant, le regarde. Pour celui qui a accumulé tant d'infamies, tant de crimes, l'heure de l'expiation a-t-elle enfin sonné?... Mais non! Raspoutine continue à manger sans que le cyanure paraisse l'incommoder le-moins du monde! Alors, Youssoupov est pris d'une violente terreur. Le mysticisme qui sommeille dans toute âme slave prend corps peu à peu. N'est-il pas vraiment surnaturel, celui qui peut impunément absorber le plus redoutable des poisons? Est-ce que Dieu, vraiment, te protégerait? Et, sur un prétexte quelconque, le prince laisse son hôte un instant et, quatre à quatre, monte l'escalier qui conduit au salon.
- Il ne veut pas mourir! chuchote-t-il, angoissé.
- Tu plaisantes, raille un des conjurés. Prends ce revolver et sache t'en servir; tu verras si Raspoutine se moque du plomb aussi impunément que du cyanure!
Youssoupov a repris courage. Il saisit le revolver de la main gauche, le dissimule derrière son dos, redescend, ouvre de la main droite la porte de la salle à manger et aperçoit, le moine qui, très agité, le visage couvert de transpiration, va et vient dans la pièce en poussant des grognements sinistres et en émettant des hoquets formidables.
- Qu'as-tu donc?
- Je me sens très mal, répond Raspoutine, le sourcil froncé. Ton vin est agréable à boire, mais il punit ma gourmandise.
- Ne t'inquiète pas. C'est un malaise passager. N'y pense plus et viens plutôt regarder ce magnifique objet d'art, qui te plaira.
Ce disant, de sa main droite restée libre, Youssoupov montre, un admirable christ d'ivoire sur une console. Raspoutine s'approche. Le rustre affecte de s'y connaître en belles choses. Il a chez lui de splendides icones, dons de grandes dames, ses amies. Les deux hommes, côte à côte, examinent le chef-d'œuvre. Cependant, le prince, tout en se penchant, a pu faire passer son revolver de la main gauche dans la main droite, puis, sans attirer l'attention de Raspoutine, dirige l'arme en plein contre le cœur du "corrompu". Il tire deux fois. Raspoutine s'abat comme une masse. Le meurtrier le tâte, constate qu'il ne porte sur lui aucune arme et court retrouver ses amis.
- Cette fois, il est bien mort
On le félicite, on se félicite. Le grand-duc Dimitri offre d'aller chez lui - il habite tout près de là- chercher son automobile. Elle emportera le cadavre vers la Neva, où les conjurés sont convenus de le précipiter.
Dimitri Pavlovich vers 1910. |
Dimitri est parti. Sur le palier du premier étage, Youssoupov, Pourichkevitch, le frère du chevalier-garde Sergueï Soukhotine et la danseuse G… se réjouissent sans remords, fiers de cette libération qui va régénérer la Russie, lorsque, brusquement, un pas lourd retentit au rez-de-chaussée.
- On marche en bas! s'écrie Pourichkevitch.
Un spectacle horrible s'offre à ses yeux: couvert de sang, d'une pâleur cadavérique, le moine a gravi les trois marches.
Il se penche sur la rampe. Là, dans le vestibule du rez-de-chaussée, un spectacle horrible s'offre à ses yeux: couvert de sang, d'une pâleur cadavérique, le moine a gravi les trois marches, enfonce péniblement les pieds dans ses galoches, s'agrippe à la porte d'entrée, réussit à l'ouvrir et sort dans le jardin.
Pourichkevitch a gardé tout son sang-froid. Tirant son revolver, il se lance à la poursuite de la victime récalcitrante, cependant que Youssoupov décroche à une panoplie une formidable massue.
Raspoutine se hâte, autant que ses forces le lui permettent, vers le portail qui donne sur l'Offitzerskaïa. Des gouttes de sang, sur la neige du jardin, marquent son passage. Il va atteindre la grille, il l'atteint. À ce moment, trois balles du revolver de Pourichkevitch l'étendent à nouveau sur le sol, et la massue de Youssoupov lui martèle horriblement le crâne. Le front se tuméfie; un œil a sauté de l'orbite. Cette fois, c'est bien la fin.
Vladimir Pourchkevich vers 1920. |
Mais des policiers - le moine ne les avait-il pas lui-même prévenus et invités à demeurer proches? - ont entendu les derniers coups de feu. Ils se présentent à la grille, exigent qu'on leur ouvre. Ils aperçoivent le cadavre, et reculent, épouvantés, en reconnaissant Raspoutine.
- Cet homme a été tué par moi, leur déclare Pourichkevitch, d'une voix calme. Ce n'est pas un crime que j'ai commis, c'est un châtiment que j'ai infligé à un ennemi de la patrie. Voici ma carte, je suis membre de la Douma.
Les policiers se retirent précipitamment, soit qu'ils aient hâte d'aller faire leur rapport à leurs supérieurs, soit que la qualité des meurtriers leur inspire une certaine prudence, soit aussi que les affole l'identité de la victime.
Cinq minutes s'écoulent. Le grand-duc Dimitri Pavlovitch revient. Son automobile est conduite par le docteur Stanislas Stanislawovitch Lazovert ami personnel de Pourichkevitch, qu'il a trouvé précisément chez lui et qui a accepté avec joie sa place dans la conjuration.
Le grand-duc a amené également une de ses ordonnances, le soldat Ivan F… , qui lui est aveuglément dévoué.
On hisse le cadavre dans la voiture où tout le monde prend place. Il est deux heures du matin. Les passants vont croire à quelque promenade de joyeux noctambules. À toute allure, le chauffeur-médecin se dirige vers le pont Potrowsky. Là, entre la deuxième et la troisième arche, on s'arrête. Le corps de Raspoutine est tiré de la voiture par le docteur Stanislas Lazovert. et le soldat Ivan F… l'un le tenant par les jambes et l'autre par les épaules. D'un effort, les deux hommes soulèvent Raspoutine, l'appuient contre la balustrade, mais, ô surprise, le moine a encore un dernier sursaut de vie et sa main droite, désespérément, s'accroche à l'épaulette du soldat et trouve assez de vigueur pour la lui arracher. Une dernière poussée. Le corps projeté va s'écraser contre un pilier puis, rebondissant, tombe sur un glaçon de la Neva, hésite, se débat encore, bascule enfin sombre dans les flots.
Justice est faite! ..."
Extrait d’un article paru dans Le Figaro du 8 août 1917.
Par Charles Omessa.
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Le cadavre est retrouvé le 30 décembre 1916 au petit matin. Gelé et recouvert d’une épaisse couche de glace entourant le manteau de castor, le cadavre est remonté à la surface de la Neva au niveau du pont Petrovsky.
Raspoutine est inhumé le 3 janvier 1917 (22 décembre du calendrier russe) dans une chapelle en construction, près du palais de Tsarskoïe Selo.
Au soir du 22 mars, sur ordre du nouveau Gouvernement révolutionnaire, on exhume et brûle le corps de Raspoutine, et on disperse ses cendres dans les forêts environnantes. Mais, selon la légende, seul le cercueil se serait consumé et le corps de Raspoutine serait demeuré intact malgré les flammes.
Tous ces mythes autour du starets expliquent que plusieurs personnes vinrent par la suite récolter de l'eau dans laquelle Raspoutine avait été trouvé mort : elles espéraient ainsi recueillir un peu de son pouvoir mystérieux.
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* Définition donné par Dostoïevski dans "Les Frères Karamazov" : le starets, c'est celui qui absorbe votre âme et votre volonté dans les siennes. Ayant choisi un starets, vous abdiquez votre volonté et vous la lui remettez en toute obéissance, avec une entière résignation.
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